Petite histoire
Il y a quelques temps lors d’une de mes virées en librairie, je suis tombé sur un petit bouquin qui avait jusque-là échappé à mon attention : L’art de vieillir de Schopenhauer. Ce soir-là, j’ai commencé à le feuilleter et en parcourant les pages, le hasard m’a fait lire la phrase suivante : «Les hommes ont tous envie de vivre, mais nul ne sait pourquoi il vit ». Je me suis aussitôt arrêté sur ces mots avant d’acquiescer silencieusement. À, vrai dire, même si l’absolu n’a pas de place dans les affaires humaines au point de dire que nul ne sait pourquoi il vit, il y a tout de même un moment dans sa vie où on peut perdre de vue sa raison d’être, de sorte que l’affirmation de Schopenhauer puisse nous donner matière à réflexion.
« Savoir pourquoi on vit » va de pair avec le fait de se donner un objectif tout en engageant tous les efforts et les moyens nécessaires afin de l’atteindre. C’est ainsi que s’accomplir rime avec le devenir sans que cette valeur soit figée dans le temps. Par conséquent, l’enjeu est de taille car, à travers ce postulat existentiel, l’Homme tente de s’accomplir dans sa vie tout en accédant au bonheur. Dans le cas contraire, on serait face à un individu errant qui ne retrouverait pas le goût à la vie ne sachant pas quelle direction choisir. Il est vrai qu'en l’absence du sens dans les activités et les rôles qu’on entreprend dans la vie, notre nature humaine serait condamnée à une sorte de vide.
Sur l’étoffe du devenir
Le devenir est dit de toute chose qui change, qui se transforme et qui se meut de sorte qu’elle échappe constamment à toute tentative d’identification. Le devenir est un ensemble ouvert, un agencement d’éléments interdépendants dont l’élan échappe à la notion d’identité. C’est dans ce sens que le devenir de quelqu’un, par exemple, la vie de Marie, est intimément lié à l’imprévisibilité et à la contingence de la "matière humaine" (en l'occurrence, l'histoire de Marie), et de sa participation à la "matière cosmique". A titre d’exemple, Marie peut à ses dix-huit ans choisir de devenir médecin mais, au bout de quinze ans de carrière, elle peut décider d’arrêter l’exercice de la médecine pour se consacrer à sa passion pour la musique. Elle intégrera à ce moment-là une autre forme de vie, un autre quotidien, une autre façon d'être, puisqu’elle entreprendra un autre chemin; elle passera de son «devenir médecin» à son «devenir musicienne». En revanche, tout n'est pas sujet au devenir. Si on prend l'exemple d'une forme géométrique, elle ne résiste pas à l’identification comme une personne qui est sujette à la contingence du réel. Une forme géométrique ne peut devenir autre chose que ce qu’elle est déjà. Par exemple, l'essence du triangle appelle à une sorte de fixité ou de «sécurité» formelle liée au système dont il fait partie(géométrie). Dans ce sens, on ne peut pas parler du devenir d'un triangle, puisque ce dernier est un élément essentiel tiré d’un ensemble fermé, régi et protégé par les règles de l’abstraction.
Il n’y a pas de devenir positif ou négatif, bon ou mauvais. Le devenir n'accuse pas de qualification morale. Attribuer une valeur morale au devenir de quelqu’un c’est une donnée qui désoriente et qui dénature l’essence propre du terme. Systématiser le devenir c’est l’intégrer dans un modèle éthique conforme à la norme sociale d'après laquelle toute sorte d’activité devient un produit ou un service sous une étiquette commerciale. Pourtant, malgré la rectitude de cette affirmation, il n'est pas si simple de désamorcer la nuance morale du devenir humain la raison étant que, toute action qui apparait dans l'espace-temps social, se transforme automatiquement en un fait social "soumis" à son environnement. Par conséquent, il faudra plutôt composer avec une vision hybride du devenir : l'alliance des effets du devoir moral sur le désir de devenir en tant que tel (fin en soi).
Aux yeux d’un vieux sage quand la joie de vivre d’un être humain est menacée par l’exécution des principes creux et inadéquats par rapport au sens de sa propre existence, il est nécessaire de s’interroger sur la qualité de sa vie et sur la place accordée au bonheur (les nuances de son devenir). Dans la perspective du bonheur, il serait souhaitable de trouver une juste mesure tout en visant le devoir comme une quête d’éthique intérieure à soi et en phase avec l’environnement que nous souhaitons créer autour de soi, plutôt que comme un exercice pour s’accorder avec les recettes sociales du "bon citoyen". L’envie d’être socialement irréprochable, fait naître la fâcheuse habitude de remplacer le désir ou la joie d’un accomplissement qui a du sens par le calcul et le soin du "paraître aux yeux des autres", ce qui nous éloignerait davantage de nos propres aspirations.
Comment remédier à cela ?
Faut-il bannir le devoir de mon vocabulaire pour devenir ce que je suis ?
Saisir son devenir
Au delà des lois cosmiques qui déterminent notre existence dans l'espace-temps (extériorité), il existe deux autres forces qui régissent notre devenir : la volonté et l’imagination (intériorité). La volonté est une disposition de la personne qui définit son énergie, sa constance et son pouvoir d’action en vue d’une fin. Epictète disait que la volonté étant à l’intérieur de tout un chacun, c’est une faculté dont on a pleinement le contrôle. Dès lors, personne ne peut nous priver de notre volonté, car nous sommes entièrement responsables de son activité. L’imagination quant à elle, c’est une faculté que possède notre esprit dans le but de se représenter ou de former des images. L’imagination reflète notre capacité à élaborer des conceptions nouvelles et à créer des situations originales qui font appel à une infinité de possibilités. L’imagination est une source d’inspiration inépuisable qui ne se limite pas à ce que peut exprimer le langage. Notre imagination invente, conçoit et crée tout ce dont on peut rêver. C’est un moteur de création, mais aussi un principe de réalisation de nos intentions transposé dans le monde physique.
Volonté et imagination préparent, actualisent et nourrissent le devenir. Dès lors, saisir son devenir c'est apprivoiser son corps et son esprit à travers sa connexion avec l'être cosmique. C'est ainsi que le devenir fait appel à mes sens et reflète mes différents "états sensoriels", fruit de ma participation à l'être du monde. Ce que je deviens dans l'espace-temps et par les différentes actions que j'entreprends, fait de moi un flux de réalisations multiples, une preuve tangible d'une continuité physique marquée par toute sorte d'affects qui m'atteignent au plus profond de moi-même. Dans ce sens, l'élan de mon devenir navigue tant dans le monde physique que dans le cadre social auquel mon existence est inscrite. Alors même que la raison permet une représentation plus ou moins précise de l'étoffe de mon devenir, ce dernier demeure un combiné vague de ma signature intérieure et de mon existence sociale, ce qui lui cède la part de mystère qui résiste à toute forme d'analyse.
Les données de l'investigation
Si le devenir est un mélange "impur" de ce qui m'anime de l'intérieur et de la convention sociale qui me lie aux autres, comment savoir si je mène une vie à la hauteur de mes aspirations ? Comment déceler la part "inauthentique" de mon devenir, provoquée par mon besoin d'appartenir dans un ensemble et de communiquer avec autrui ? Si on s'attend à une réponse toute faite, il est vrai que la déception ne tardera pas d'occuper nos esprits. Il n'y a pas de recette miracle dans notre façon de "gérer" le sort de notre devenir. En revanche, un ensemble d'éléments à interroger peuvent contribuer à notre quête :
Revenons à notre petite histoire du début. Schopenhauer. L'art de vieillir, qui n'est autre que l'art de devenir. Devenir sans titre et sans qualificatif. Fusionner avec le devenir originel, brut et informe, mystérieux et paradoxal. Devenir pour soi et pour les autres. Devenir non pas pour plaire, mais pour bien vivre; pour apprivoiser la richesse de ses talents et pour ne pas souffrir dans l'ombre de l'inaccompli. Le devenir authentique est l'élan que l'on dessine avec ses tripes; savoir pourquoi on vit c'est apprendre à s'écouter, à se faire confiance et à se laisser être.
Soyons extraordinaires, devenons nous-mêmes ! :))
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